Un bref historique du cannabis médicinal au Canada
Depuis des siècles, le cannabis est utilisé comme plante médicinale. Les textes pharmacologiques anciens du monde entier mentionnent sa capacité à soulager la douleur, à stimuler l’appétit, à atténuer les nausées, à traiter l’insomnie et même à agir en tant qu’anesthésiant chirurgical. Des milliers d’années plus tard, le cannabis est consommé par plus de 150 millions de personnes, bien que sa culture et sa consommation à des fins récréatives soient illégales dans la plupart des pays. Cependant, son potentiel d’impact positif sur la santé, étayé par des preuves scientifiques, est lentement reconnu. Plus de 20 pays ont légalisé le cannabis à usage médical.
Le Canada a été le premier pays à légaliser l’usage médical réglementé du cannabis, le 30 juillet 2001. Les médecins ont pu prescrire du cannabis à leurs patients et des critères d’éligibilité ont été définis. L’un des groupes de patients mentionnés dans ces lignes directrices est celui des personnes vivant avec le VIH, à qui le cannabis peut être prescrit pour soulager les symptômes de douleur, d’amaigrissement, de manque d’appétit, de perte de poids et de nausée.
Enrico Mandarino, président du comité consultatif auprès de la communauté du Réseau, a été consulté en tant qu’expert sur les dispositions relatives aux patients, dans le cadre de la première version du Règlement sur l’accès à la marijuana à des fins médicales (RAMFM). Dans les premiers temps du VIH et du sida, le nombre de personnes mourant de maladies liées au sida montait en flèche. Les patients militants ont contribué à lever les obstacles à l’accès rapide à des médicaments efficaces pour prévenir les maladies et les décès liés au sida. À la fin des années 90, les gens utilisaient le cannabis comme médicament pour traiter diverses affections et maladies. Les militants des droits des patients ont contesté ces lois devant les tribunaux pour supprimer les obstacles à l’accès au cannabis à usage médical. « J’ai pris le train en marche parce que le cannabis a aidé beaucoup de personnes vivant avec le VIH », a-t-il déclaré.
Shari Margolese, co-responsable de l’équipe d’engagement communautaire du Réseau, a également siégé au conseil consultatif de la communauté pour le RAMFM. « Nous avons donné des conseils sur les dosages, le nombre de plantes que les gens devraient pouvoir avoir, et plusieurs autres règles pour aider à améliorer l’accessibilité », a-t-elle déclaré. « L’un des grands changements qui s’imposait était de permettre aux gens de choisir la méthode qu’ils préféraient pour consommer le cannabis. Fumer la plante et manger un produit comestible affecte les gens différemment, c’est pourquoi il est important de leur permettre de choisir la manière dont ils veulent se soigner. »
La légalisation du cannabis à des fins médicales a ouvert la voie à la réalisation d’essais cliniques visant à mieux comprendre son impact sur la santé. Les chercheurs s’intéressent aux effets des différents cannabinoïdes, qui interagissent avec des récepteurs spécifiques des systèmes nerveux et immunitaire. Le Réseau a été à l’avant-garde d’une grande partie de la recherche sur le cannabis et le VIH au Canada.
L’étude CTNPT 028
Bien que la plante de cannabis contienne plusieurs cannabinoïdes, deux composés en particulier ont fait l’objet d’études médicales. Le delta-9 tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD) ont des propriétés anti-inflammatoires dans certaines conditions. Le THC est également connu pour son impact psychoactif sur l’humeur par le biais de ses effets sur le cerveau.
Les Drs Cecilia Costiniuk et Ali Jenabian, chercheurs du Réseau, ont travaillé avec Enrico et Shari pour mettre au point un essai pilote évaluant la sécurité, la tolérabilité et les effets immunitaires des cannabinoïdes chez les personnes vivant avec le VIH et suivant une thérapie antirétrovirale efficace (CTNPT 028).
« On savait très bien que le CBD et le THC avaient des effets anti-inflammatoires dans divers modèles de laboratoire et modèles animaux, mais il y avait peu de recherches sur les personnes vivant avec le VIH », a déclaré le Dr Jenabian, immunologiste spécialiste du VIH à l’Université du Québec à Montréal. « Nous avons identifié une lacune dans les connaissances permettant d’évaluer l’impact bénéfique potentiel. Environ 70 % des personnes vivant avec le VIH consomment du cannabis et apprécient sa capacité à réduire certains des symptômes liés à leur maladie chronique. »
Dans le cadre de cet essai pilote, les participants ont pris quotidiennement des gélules contenant un ratio fixe de THC et de CBD ou uniquement du CBD, dont le dosage a été augmenté tout au long de l’étude en fonction de leur tolérance. Comme cette étude a été proposée à une époque où le cannabis n’était légal que pour un usage médical, plusieurs aspects ont dû être pris en compte. La Dre Costiniuk, chercheuse principale de l’étude et clinicienne au Service des maladies virales chroniques du Centre universitaire de santé McGill, a noté que « c’était la première étude sur le cannabis dans notre clinique. Nous avons dû passer par Santé Canada pour obtenir l’autorisation d’administrer les capsules à des fins de recherche. L’entreprise qui fournit les gélules doit également les faire standardiser et les faire approuver par Santé Canada. Nous avons également dû obtenir une licence de recherche sur le cannabis auprès de Santé Canada. Il y avait beaucoup d’anxiété dans la clinique parce que nous voulions être sûrs de faire les choses correctement, d’autant plus que nous administrions une substance dont certains participants pouvaient potentiellement ressentir les effets psychoactifs. C’était très différent des études habituelles que nous menons sur les médicaments antirétroviraux, et nous avons donc dû apprendre beaucoup de choses nouvelles. »
Afin de mesurer avec précision l’impact du THC ou du CBD sur l’inflammation, l’étude a dû inclure une période d’élimination au cours de laquelle les participants ne pouvaient pas consommer de cannabis sous quelque forme que ce soit pendant les deux semaines précédant le début de l’essai. La proportion de personnes vivant avec le VIH qui consomment du cannabis étant très élevée, il a été difficile de recruter des participants, ce qui a contribué au faible taux d’inscription à l’étude.
Bien que l’étude pilote CTNPT 028 n’ait recruté que dix participants, les résultats de l’étude sont prometteurs. Les cannabinoïdes oraux se sont révélés généralement sûrs et bien tolérés. Ils semblent également réduire les marqueurs de « fuite intestinale » [perméabilité intestinale ou intestin poreux], phénomène par lequel la barrière entre l’intestin et la circulation sanguine est affaiblie, ce qui permet aux produits bactériens de l’intestin de pénétrer dans la circulation sanguine. Cette stimulation constante des cellules immunitaires finit par les rendre dysfonctionnelles et « épuisées ».
Le métabolisme des cannabinoïdes dans le sang lorsqu’ils sont pris par voie orale, via le tube digestif, est très différent de celui des cannabinoïdes inhalés par les poumons. Les médicaments pris par voie orale passent par le foie, où ils sont métabolisés. Le tube digestif, et en particulier l’intestin, est l’un des principaux tissus touchés par l’infection par le VIH. Il est donc très intéressant de constater une amélioration de certains marqueurs de fuite intestinale à des doses globalement sûres et bien tolérées.
Ces premiers résultats sont les premiers pas vers une meilleure compréhension du système endocannabinoïde, qui est impliqué dans le métabolisme de l’ensemble de l’organisme. Chez les personnes vivant avec le VIH, où une inflammation persistante peut entraîner plusieurs complications de santé, la recherche d’options efficaces pour atteindre un équilibre sain entre les endocannabinoïdes pro et anti-inflammatoires pourrait réduire les risques de problèmes de santé liés à l’inflammation à l’avenir.
Alors que le cannabis récréatif est désormais légalisé au Canada et que plusieurs études sont menées dans le monde entier pour évaluer ses propriétés médicinales, qu’est-ce qui rend la poursuite de ces essais cliniques si difficile?
Obstacles à la recherche sur le cannabis au Canada
Seuls dix participants ont été recrutés dans le cadre de cet essai pilote, ce qui représente moins de la moitié des 26 participants prévus par le protocole de l’étude, que le projet proposait initialement. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce faible recrutement, dont certains sont spécifiques au calendrier de l’étude CTNPT 028, tandis que d’autres ont un impact sur la recherche clinique sur la consommation de cannabis au Canada.
« Une personne intéressée par l’étude était remboursée pour sa consommation de cannabis à des fins médicales », explique la Dre Costiniuk, « mais elle a appris que si elle participait à l’étude, elle ne serait plus remboursée. Il lui a fallu un an pour être acceptée dans ce programme de remboursement, mais elle ne voulait pas risquer de perdre son remboursement en participant à cette recherche. »
La tolérance et la sécurité étant des éléments clés de cette étude, des contrôles en personne et des prélèvements de sang ont été exigés toutes les deux semaines, ce qui a constitué un autre facteur qui a gravement entravé la participation. « Les gens étaient un peu inquiets parce qu’il s’agissait d’une étude sur le cannabis, ce qui signifie que nous devions vraiment surveiller les gens », a déclaré la Dre Costiniuk. « Une poignée de personnes nous ont dit que c’était intéressant, mais qu’il n’était pas possible de venir toutes les deux semaines pour un rendez-vous. »
La période de recrutement s’est également déroulée pendant la pandémie de COVID-19, ce qui a constitué une autre préoccupation pour les participants potentiels, d’autant plus que la clinique est située dans un hôpital et que les gens ne voulaient pas risquer d’être exposés à la COVID-19.
Pour pouvoir mener cette étude, les chercheurs avaient non seulement besoin de participants volontaires, mais aussi d’une source de cannabis approuvée par Santé Canada.
« Nous ne sommes pas autorisés à utiliser ce qui est directement vendu en rayon dans les études », a déclaré la Dre Costiniuk. « Il doit provenir d’une source approuvée par Santé Canada, avec toutes les informations qui accompagnent un produit de qualité pharmaceutique. »
Dans un premier temps, les chercheurs ont travaillé avec Tilray, l’un des premiers producteurs de cannabis médicinal autorisés au Canada, qui fournissait des capsules conformes aux directives strictes de Santé Canada. Malheureusement, Tilray a été rachetée par une autre société basée aux États-Unis. Avec ce changement de propriétaire, le médicament utilisé pour l’étude, même s’il était exactement le même, devrait à nouveau passer par la procédure de réglementation de Santé Canada.
Enrico, qui est également responsable de la qualité pour le fournisseur canadien de cannabis médicinal Aurora Cannabis Enterprises Inc., nous donne un aperçu de l’industrie du cannabis médicinal. Aurora est le principal fournisseur de cannabis médicinal aux patients canadiens. « Nous avons tellement de restrictions et de problèmes de conformité lorsqu’il s’agit de fournir du cannabis médicinal à des fins de recherche au Canada. Cela ne vaut tout simplement pas la peine pour les entreprises de fournir gratuitement du cannabis médicinal pour soutenir les essais cliniques. »
Les stigmatisations persistes
Malgré le potentiel médical du cannabis, il existe des obstacles importants au sein même du système de santé, en grande partie dus à la stigmatisation et aux doutes.
Guy-Henri Godin, participant à l’essai CTNPT 028 et membre du comité consultatif auprès de la communauté du Réseau, partage son expérience. « Mon médecin me prescrira facilement de la morphine à action lente, 60 milligrammes deux fois par jour. Mais le cannabis ne figure pas parmi les substances admissibles dans le Carnet santé Québec. Pour cette raison, mon médecin de famille me dit qu’il ne peut pas me le prescrire, même si du cannabis récréatif est vendu dans un dispensaire au bout de la rue où je peux aller le chercher. »
Shari a vécu une expérience similaire : « Quand on parle aux médecins de prescrire du cannabis, ils disent quelque chose comme « Nous ne pouvons pas faire de mal », mais ils prescrivent ensuite des opiacés. Il s’agit toujours d’une analyse risque-bénéfice. Je pense donc qu’il faut davantage de discussions et de matériel d’application des connaissances pour aider à partager les messages avec les prestataires de soins. »
La recherche sur le cannabis se heurte également à un écueil, à savoir l’absence de recherches approfondies sur le cannabis. « Bien qu’il existe plusieurs études portant sur presque toutes les pathologies, il n’y a pas beaucoup d’essais cliniques avec un nombre suffisant de participants et une méthodologie correcte », a déclaré la Dre Costiniuk. « Certains médecins sont sceptiques. Ils affirment qu’il n’y a pas suffisamment de preuves pour la recherche sur le cannabis, car la qualité des études est souvent médiocre. Il y a souvent des défauts méthodologiques dans la conception de l’étude… Le type de preuves attendues avant que les médecins ne se sentent à l’aise pour recommander un médicament, et avant que les médicaments puissent être inclus dans les lignes directrices de pratique, comme en cardiologie, provient d’essais cliniques multicentriques, internationaux, randomisés et contrôlés par placebo, avec de longues durées de suivi et des milliers de participants. Cela n’est pas possible pour le cannabis médicinal. Toutefois, nous devons commencer par identifier les principales lacunes en matière de connaissances et concevoir des études méthodologiquement solides qui nous aideront à mieux comprendre les effets du médicament sur différentes populations de patients et pour différentes pathologies.
« L’étude du cannabis est beaucoup plus compliquée au Canada qu’ailleurs, bien que le cannabis y soit légalisé », a déclaré le Dr Jenabian. « Des essais cliniques de grande envergure sont en cours en Israël, en Allemagne et en France, où la plante n’est pas légalisée, mais il est difficile de mener des recherches d’une ampleur similaire au Canada. »
« Comment pouvons-nous en savoir plus sur le cannabis et ses effets sur la santé, en particulier à l’ère de la légalisation, si nous ne sommes pas autorisés à étudier ce que beaucoup de gens consomment en réalité », a déclaré la Dre Costiniuk.
L’importance d’un volet médical distinct
Le cannabis médicinal et la recherche autour de son utilisation arrivent à un moment critique. À la lumière de la légalisation, le gouvernement fédéral procède à un examen de la loi sur le cannabis afin de déterminer s’il est toujours nécessaire d’adopter une législation distincte pour l’usage médical et l’usage récréatif du cannabis. Bien que le cannabis soit largement disponible pour un usage récréatif, les chercheurs et les membres de la communauté affirment qu’une filière médicale distincte est encore nécessaire pour différencier son potentiel de bénéfices thérapeutiques de l’usage récréatif.
« La plupart des nouveaux consommateurs de cannabis médicinal sont des personnes âgées, et la plupart d’entre elles préfèrent un produit comestible, un distillat ou une teinture, quelque chose qu’elles n’ont pas besoin de fumer », a déclaré Shari. « Mais la plupart des médecins ne sont pas au courant, ils ne sont pas éduqués. »
Lorsqu’un traitement est officiellement reconnu comme un médicament, les prestataires de soins de santé reçoivent une formation sur la manière de l’administrer. La Dre Costiniuk précise : « Cela dépend en grande partie de la familiarité et de l’aisance du médecin avec le cannabis médicinal. S’il n’y a pas de filière médicale, il n’y aura pas d’incitation à inclure le sujet dans les programmes d’études médicales ou à ce que les médecins s’informent sur le cannabis et les cannabinoïdes. »
Le maintien d’une filière médicale distincte pour le cannabis et les cannabinoïdes peut également contribuer à éliminer la stigmatisation. « La fumée n’est pas très discrète, et fumer quoi que ce soit est stigmatisant », a déclaré le Dr Jenabian. « Mais lorsqu’on ingère quelque chose, cela peut être très discret. Et si quelque chose ressemble à un médicament, cela peut aider à normaliser l’ingestion de cannabinoïdes en tant que médicaments. »
Il y a aussi la question importante du remboursement médical. Actuellement, plus de 200 000 Canadiens sont enregistrés au niveau fédéral en tant que clients de cannabis médicinal et reçoivent une compensation financière pour leurs médicaments. Si la filière du cannabis médicinal est dissoute, cela pourrait être dévastateur pour ceux qui dépendent du cannabis comme thérapie complémentaire.
En tant que défenseuse du cannabis, Shari s’est battue pour que les personnes qui consomment du cannabis à des fins médicales soient remboursées. « Cela continue d’être une lutte. Aujourd’hui encore, la plupart des gens ne reçoivent aucune compensation financière pour leurs médicaments, sauf s’ils ont la chance de trouver un médecin qui accepte de les prescrire et que leur compagnie d’assurance est d’accord. Les payeurs publics ne remboursent pas le cannabis », a-t-elle déclaré. Elle souligne que le fait de retirer le cannabis et les cannabinoïdes du circuit médical empêcherait les gens d’être potentiellement remboursés pour leur coût, ce qui limiterait considérablement l’accès à ces produits.
Plusieurs autres raisons justifient le maintien d’une filière distincte pour le cannabis à usage médical, notamment la facilitation de la recherche, la garantie d’un approvisionnement suffisant en produits sûrs et la mise en place d’un suivi médical normalisé en cas d’effets indésirables. Pour une analyse plus complète des raisons pour lesquelles une filière médicale distincte est nécessaire, consultez le commentaire publié dans le Journal of Cannabis Research de la Dre Costiniuk et coll.
En étant le premier pays à autoriser légalement les prestataires de soins de santé à prescrire du cannabis, le Canada a ouvert la voie à la reconnaissance officielle par le monde entier de son potentiel en tant que médicament. Si la légalisation du cannabis à usage récréatif a ouvert la voie à des discussions plus approfondies sur le sujet, il reste encore du travail à faire. Le cannabis produit un large éventail d’effets grâce à sa composition variée de cannabinoïdes, dont le THC, le CBD et les terpènes, qui agissent en synergie. Son potentiel d’aide aux personnes est mieux exploité si l’on considère comment les différentes variétés de cannabis et les compositions de cannabinoïdes peuvent avoir un impact positif sur la santé.
« Si nous voulons réellement étudier le cannabis et mener des recherches appropriées sur ses propriétés médicinales, nous devons le traiter comme un médicament, mais aussi comme une plante », a déclaré Enrico.
Cette étude a été soutenue par le Réseau et par la Lotte & John Hecht Memorial Foundation.